Ce temps qui passe et que nous ne rattraperons jamais

Au moment où l’Australie annonce que les frontières resteront fermées toute l’année, je réalise que nous pourrions fêter un deuxième Noël sans famille…

La crise du coronavirus a un effet paradoxal sur notre rapport au temps. D’un côté, il semble se passer très peu de choses et les jours passent lentement. La vie s’arrête. Chaque jour semble être une copie d’hier, de la semaine dernière, du mois dernier. Les chiffres sont en hausse. Les chiffres baissent. Les virologues et les experts du jour, tels des haruspices romains, dissèquent les graphiques du jour et donnent tantôt un coup de pouce, tantôt un coup de frein.

Tel un possédé, je lis les journaux. Il semble qu’il n’y ait pas de fin à ma soif de nouvelles à propos du coronavirus. Je lis tout, chaque analyse, chaque prédiction, même si elle provient d’un chien dans un chapeau qui regarde une boule de cristal.

En même temps, une année file l’espace d’un clin d’œil. Lorsque, fin janvier 2020, j’ai lu les premières prédictions pessimistes selon lesquelles les voyages à Pâques seraient impossibles, sceptique, j’ai levé les yeux au ciel.

En attendant, nous avons déjà célébré Pâques 2021 dans cette magnifique et tentaculaire prison à ciel ouvert qu’est l’Australie. Même en 2021, les frontières resteront fermées. Les visiteurs ne seront pas autorisés à entrer, les résidents ne seront pas autorisés à sortir. Le temps passe à la fois avec une lenteur angoissante et une rapidité effrayante.

Le temps ce n’est pas deux ans qui passent puis reprendre la vie là où on l’a laissée. Le temps c’est une fête d’anniversaire manquée qui ne reviendra jamais.
Vous apprenez à apprécier le temps différemment. Le temps n’est pas qu’une aiguille qui tourne ou des secondes qui s’égrènent à un rythme fixe. Le temps est une séquence d’événements importants que vous vivez avec vos proches. Le temps ce n’est pas deux ans qui passent, puis reprendre la vie là où on l’a laissée. Le temps c’est une fête d’anniversaire («Youpie, 16 ans!) manquée qui ne reviendra jamais. Le temps ce n’est pas être patient et serrer les dents.

Le temps ce sont des parents qui tombent gravement malades et qui meurent sans un fils ou une fille à leur chevet. Plusieurs de mes collègues expatriés, ici en Australie, ont perdu leurs proches à l’étranger mais n’ont même pas pu assister aux funérailles.

Le temps ne consiste pas à vieillir lentement avec le souvenir des beaux moments. Le temps, ce sont des grands-parents qui ne pourront pas construire de souvenirs parce qu’ils ne prendront pas leur petit-enfant dans leurs bras, pour la première fois, avant qu’il ait deux ou trois ans.

Cela aurait pu être n’importe qui
La colère des gens face à la façon dont cette crise sanitaire est gérée vient de la frustration de voir ainsi leurs vies leur échapper. Les moments importants de notre vie ne se déroulent pas comme ils le devraient. C’est ce que j’ai pensé lorsque j’ai lu la nouvelle tragique concernant ce garçon qui est tombé d’une fenêtre lors d’une soirée de confinement pour échapper à la police. Une nouvelle qui vous rend infiniment triste car à cet âge, cela aurait pu être moi, cela aurait pu être n’importe qui.

Notre perception du temps est moins déterminée par notre âge que par notre mémoire. Et si rien ne se passe, si chaque jour est le même, le temps d’un clignement d’oeil et une année s’est déjà écoulée.
J’ai aussi lu la nouvelle du décès du prince Philip de Grande-Bretagne à l’âge de 99 ans et me suis demandé si deux ans de «prison» avaient moins d’impact pour quelqu’un qui a vécu tant de choses. Pour quelqu’un de 21 ans, le temps semble infini, mais il est en fait très contraignant. Deux années manquées, pour un garçon de 21 ans, sont une série d’opportunités de vie qui ne reviennent jamais. Ce sont des amitiés, des amours et des leçons manquées.

On dit souvent que le temps semble passer plus vite à mesure que l’on vieillit. La recherche psychologique montre que ce n’est pas forcément le cas. Notre perception du temps est moins déterminée par notre âge que par notre mémoire. Et si rien ne se passe, si chaque jour est le même, le temps d’un clignement d’oeil une année s’est déjà écoulée. À 21 ans, chaque jour est susceptible d’être un nouveau souvenir. Chaque jour aurait dû être l’occasion d’un nouveau souvenir.

Ayons de la compassion pour nous-mêmes, surtout pour les enfants et les jeunes. Un confinement n’est pas une machine à remonter le temps où l’on entre et on sort à chaque fois comme si rien n’avait changé. Nous n’avons pas perdu du temps; nous avons perdu les souvenirs avec les autres.

Frederik Anseel
Professeur de management à l’Université de Nouvelle-Galles du Sud à Sydney

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